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Alex Cobham ■ Lettre ouverte: L’OCDE ne remplit pas les mandats du G20

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Le Tax Justice Network publie aujourd’hui cette lettre ouverte au G20 ainsi que “Justice Fiscale: État des Lieux 2022“, qui rapporte que la décision de l’OCDE de permettre aux multinationales de divulguer leurs rapports pays par pays de manière privée plutôt que publique a conduit les gouvernements à renoncer à 89 milliards de dollars d’impôts sur les sociétés par an qui auraient dû être collectés. 


Date:
15 November 2022

To:
G20 Chefs d’État et de gouvernement

Tax Justice Network Ltd
C/O Godfrey Wilson Ltd
5th Floor Mariner House
62 Prince Street
Bristol, England BS1 4QD

Chers dirigeants du G20, 

Lettre ouverte: 
L’OCDE ne remplit pas les mandats du G20 

Compte tenu de l’importance accordée par le G20 aux questions de fiscalité internationale et du rôle moteur joué par la nouvelle présidence tournante qu’occupe l’Inde dans le renforcement des travaux sur les questions fiscales aux Nations Unies, je vous écris au nom du Tax Justice Network pour vous faire part des graves préoccupations que suscitent la gestion problématique par l’OCDE des règles fiscales internationales et d’un bien public mondial qui lui a été confié par le G20 en 2013 : les rapports pays par pays des entreprises multinationales.  

Ces préoccupations, exposées ci-dessous, concernent l’incapacité à garantir la robustesse technique de la norme de l’OCDE ; l’incapacité à rendre publiques les données agrégées en temps voulu ou de manière régulière, comme l’a demandé le G20 ; l’incapacité à fournir des données publiques au niveau des entreprises, qui, selon les estimations, permettraient de réduire de plus de 89 milliards de dollars les pertes de revenus dues aux abus fiscaux des entreprises ; et enfin, l’incapacité de l’OCDE à garantir que l’organisation elle-même puisse être tenue responsable du faible niveau des progrès réalisés.  

Le Tax Justice Network estime que nos systèmes fiscaux et financiers sont nos outils les plus puissants pour créer une société juste qui accorde une importance égale aux besoins de chacun. Sous la pression Des Grandes multinationales et des super riches, nos gouvernements ont programmé ces systèmes pour donner la priorité aux plus riches sur tous les autres, en plaçant le secret financier et les paradis fiscaux au cœur de l’économie mondiale. Ces pratiques alimentent les inégalités, favorisent la corruption et sapent la démocratie. Nous travaillons à réparer ces injustices en inspirant et en équipant les personnes et les gouvernements pour qu’ils reprogramment leurs systèmes fiscaux et financiers. 

Les pertes fiscales mondiales et une mesure de responsabilisation essentielle 

Le G20 a franchi une étape importante en demandant en 2013 à l’OCDE (l’Organisation de coopération et de développement économiques) d’élaborer une norme pour les rapports pays par pays. Cette mesure, à laquelle l’OCDE s’était longtemps opposée, a pour objectif de mettre en évidence et de réduire le décalage entre le lieu où les multinationales déclarent leurs bénéfices et le lieu de leur activité économique réelle.  

On estimait à l’époque que cette pratique (communément appelée “transfert de bénéfices”), que les rapports pays par pays étaient spécifiquement conçus pour mettre en évidence, coûtait aux pays des milliards de dollars en pertes de recettes fiscales. Ces estimations se sont avérées exactes lorsque l’OCDE a finalement publié deux séries de données de rapports pays par pays sept ans plus tard, en 2020 et en 2021, permettant l’évaluation la plus précise à ce jour. 

Le Tax Justice Network a  analysé ces données dans les rapports sur l’état de la justice fiscale, publiés conjointement en 2020 et 2021 avec l’Alliance mondiale pour la justice fiscale et l’Internationale des services publics, pour révéler que les transferts de bénéfices que réalisent les multinationales à l’étranger coûtent aux pays du monde entier plus de 300 milliards de dollars américain  en pertes fiscales annuelles, et génère plus de mille milliards de dollars de flux financiers illicites chaque année.1  

Ces pertes de revenus sapent les gouvernements et les services publics dans le monde entier. On estime que, au niveau mondial, si les pertes de revenues perdus en abus fiscal (entreprises et particuliers) avaient été récupérées, chaque année 17 millions de  personnes supplémentaires pourraient bénéficier de l’acces à l’eau  propre et 34 millions pourraient avoir access à des soins de santé de base. Sur une période de dix ans, ces gains permettraient d’éviter 600 000 décès d’enfants et 73 000 décès.2  

Des données annuelles cohérentes soutiennent la pression constante en faveur de la réforme des règles internationales afin de réduire les coûts de l’abus fiscal des entreprises, et aident les autorités fiscales à cibler les cas les plus flagrants. Toutefois l’OCDE n’a pas réussi à remplir cet important mandat de multiples façons. 

Les multiples échecs de l’OCDE 

Cette année, alors que les populations et les gouvernements du monde entier subissent la pression d’une crise mondiale du coût de la vie, l’OCDE n’a pas publié en temps voulu les rapports pays par pays. Sans ces données de transparence, ni le Tax Justice Network ni aucune autre organisme de recherche indépendante ne peut évaluer combien chaque gouvernement perd en raison de l’abus fiscal des multinationales, ni les progrès réalisés pour réduire les pertes fiscales ces dernières années. 

Le fait que l’OCDE n’ait pas publié ces données de transparence en temps voulu, comme l’avait demandé le G20, est inacceptable et d’autant plus problématique que les gouvernements sont aujourd’hui confrontés à une urgence accrue en matière de recettes. Depuis neuf ans que le G20 a demandé à l’OCDE de collecter et de rendre publique  des données sur les rapports pays par pays, l’OCDE n’a publié à ce jour que deux années de données – dont la plus récente concerne l’année 2017. 

Cet échec constitue un obstacle important pour la responsabilité des gouvernements, y compris du G20, et des entreprises multinationales – mais il est absolument fatal pour la propre responsabilité de l’OCDE.  

Tout d’abord, l’absence de données ne permet pas d’évaluer de manière cohérente si des progrès ont été réalisés dans le cadre de l’initiative BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) qui est sur le point d’entrer dans sa dixième année. L’objectif unique fixé par le G20 lorsqu’il a lancé le BEPS en 2012-2013 c’etait que l’OCDE réduise le décalage entre le lieu de l’activité économique réelle des multinationales et celui où elles déclarent leurs bénéfices. Grâce à son contrôle unique les données pays par pays, seulement l’OECD est en mesure d’évaluer l’étendue du problème. 

L’OCDE manque ainsi à ses propres engagements et empêche également toute autre partie prenante de le faire. Mais l’analyse existante, qui utilise des sources de données alternatives, montre que, loin de freiner les abus fiscaux des entreprises, BEPS a, en fait, permis à ces derniers de se développer plus fortement.3 

Deuxièmement, l’incapacité de l’OCDE à assurer la publication des données en temps voulu a fait que les pays ne sont pas en mesure d’évaluer les répercussions sur les recettes des propositions de l’organisation en matière de réformes fiscales internationales, qui résultent elles aussi d’un mandat du G20. Pour les pays non membres de l’OCDE, le manque de données est particulièrement criant. On demande en effet à ces pays du “Cadre inclusif” de signer un chèque en blanc : ils renoncent à des droits fiscaux connus en échange de recettes totalement incertaines dans le cadre des propositions de l’OCDE. Malgré son accès unique aux données, l’OCDE a refusé à tout moment de publier des évaluations des recettes au niveau des pays, ce qui n’est, peut-être, pas surprenant puisque toutes les évaluations indépendantes indiquent que les pays à faible revenu sont ceux qui bénéficieront le moins des propositions.4  

Mais le fait de ne pas publier en temps voulu et régulièrement n’est pas la seule façon dont l’OCDE a mal géré le mandat de rapports pays par pays. Le troisième échec est l’incapacité à développer et à mettre à niveau une norme technique robuste pour garantir des données de haute qualité. Le Tax Justice Network a accueilli chaleureusement la norme de l’OCDE pour les rapports pays par pays en 2015, qui suit de près le projet de norme comptable original que nous avions promu depuis 2003.5 Nous avons cependant noté des problèmes importants dans la robustesse technique de la norme et la disponibilité très limitée des données.  

Le plus important est une concession faite par l’OCDE dans la norme qui permet aux sociétés multinationales de divulguer leurs rapports pays par pays de manière privée aux autorités fiscales, au lieu de les rendre publics comme le proposaient initialement les partisans de la mesure de transparence. Selon la norme de l’OCDE, les autorités fiscales sont tenues d’anonymiser les rapports avant de les communiquer à l’OCDE, qui agrège ensuite les données et les publie. L’anonymat concédé aux multinationales, avions-nous fait valoir à l’époque, annulait l’objectif et sapait l’efficacité des rapports pays par pays. 

L’OCDE s’était engagée à revoir sa norme après cinq ans de mise en oeuvre du plan d’action BEPS, et a donc organisé une consultation publique en 2020. La réponse a été massive, les investisseurs et les gestionnaires d’actifs représentant des milliers de milliards de dollars d’actionnariat s’alignant pour demander que les données soient rendues publiques et que l’OCDE converge vers la norme de référence, celle de la Global Reporting Initiative.6 Deux ans et demi plus tard, l’OCDE n’a ni conclu son examen ni répondu à ces demandes claires des parties prenantes.  

Les coûts de l’échec 

L’expérience acquise avec des normes plus limitées en matière de publications de rapports pays par pays, y compris pour les institutions financières opérant dans l’Union Européenne, a fourni une base de preuves sur les avantages que représente la transparence. On a constaté que les banques ayant des opérations dans des juridictions identifiées comme des paradis fiscaux augmentaient leur paiement d’impôts de 3,6 points de pourcentage une fois que la déclaration publique était exigée, en comparaison aux banques n’ayant pas recours aux paradis fiscaux.  

On estime également que même la préparation à titre privé des rapports pays par pays peut augmenter l’impôt payé de 1,5 point de pourcentage. On peut donc réduire en conséquence le rendement de la publication des rapports de l’OCDE, ce qui implique une augmentation de 2,1 points de pourcentage de l’impôt payé. Ce niveau de réponse impliquerait un rendement minimum de 89 milliards de dollars US à travers la réduction des abus fiscaux des entreprises, simplement en exigeant la publication des données de l’OCDE. Cette réduction représente 28,5 % des 312 milliards de livres sterling d’impôts que les pays du monde entier ont perdus en raison de l’abus fiscal transfrontalier des entreprises en une seule année, selon notre analyse des données agrégées de l’OCDE pour 2017. 

En d’autres termes, le fait d’exiger que les rapports pays par pays soient divulgués publiquement plutôt que de manière privée rend la mesure plus de deux fois plus efficace, et peut empêcher la perte de 1 dollar de revenus fiscaux sur 4, en raison d’abus fiscaux transfrontaliers des entreprises. 

En intégrant la concession de l’anonymat dans sa norme, l’OCDE a laissé tomber les gouvernements du monde entier et leur a fait perdre des milliards de dollars de revenus chaque année.  

Le Tax Justice Network, et bien d’autres, ont soulevé ces questions à plusieurs reprises au fil des ans, et plus récemment dans une lettre ouverte envoyée en octobre 2022 au nouveau Secrétaire général de l’OCDE, Mathias Cormann, par le Tax Justice Network, qui décrit en détail ces échecs. Dans sa réponse, M. Cormann n’a pas fourni de garanties suffisantes que ces problèmes seront résolus. Si nous saluons l’engagement de l’OCDE à réduire partiellement le délai de publication de ses données agrégées, cela ne résout pas les questions plus larges de la qualité des données ou de l’équité d’accès, et nous demandons instamment au G20 de revoir le mandat de l’OCDE.  

L’OCDE a été laissée pour compte…  

Le personnel de l’OCDE travaillant sur les rapports pays par pays a fait preuve d’un engagement précieux pour s’assurer que les pays membres coopèrent et que les données des rapports pays par pays sont disponibles. Il est clair, cependant, que l’organisation n’a pas pu ou voulu fournir les ressources nécessaires pour que ce rôle puisse être joué efficacement. 

En conséquence, l’OCDE est laissée à la traîne – par des pays comme les États-Unis et l’Espagne qui publient régulièrement et beaucoup plus rapidement des données agrégées, par l’UE qui a décidé d’exiger la publication directe de données importantes au niveau des entreprises, par l’Australie qui exige désormais que les multinationales publient l’intégralité de leurs rapports pays par pays et par l’adoption croissante et volontaire de la norme GRI, beaucoup plus robuste sur le plan technique.  

En 2021, le Groupe d’experts de haut niveau des Nations Unies sur la responsabilité financière internationale, la transparence et l’intégrité (FACTI) a appelé à la création d’un Centre de suivi des droits d’imposition “pour collecter et diffuser des données nationales globales et détaillées sur la fiscalité et la coopération fiscale à l’échelle mondiale”, indiquant qu'”un organisme à composition universelle est nécessaire pour mettre des données détaillées à disposition pour l’analyse et la recherche” et que “le strict minimum pour commencer à s’attaquer à l’ampleur de l’évasion et de la fraude fiscales est d’obtenir des données annuelles cohérentes à l’échelle mondiale”.  

Malheureusement, il est clair que l’OCDE ne respecte pas ce “strict minimum”. De plus, les performances de l’OCDE se sont détériorées au fil du temps, ne respectant pas ses propres délais de publication des rapports pays par pays et ne le faisant pas du tout jusqu’à présent en 2022. Il n’est pas possible d’affirmer qu’il s’agit de problèmes initiaux à surmonter : après tout, cela fait près de 10 ans que le G20 a confié à l’organisation le mandat de publier des rapports pays par pays. 

…et le monde se tourne vers l’ONU – le G20 doit en faire autant 

Il n’est donc pas surprenant que les pays du monde entier se tournent déjà vers l’ONU. Le mois dernier, le G77 a soumis à l’Assemblée générale des Nations Unies un projet de résolution visant à transformer le comité fiscal des Nations Unies en un organe intergouvernemental doté de pouvoirs plus étendus, tandis que le Groupe africain a proposé une résolution visant à entamer des négociations sur une convention fiscale des Nations Unies, comme le demande la déclaration des ministres des finances de la Commission Economique pour L’Afrique de mai 2022. Le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a annoncé son soutien à de telles négociations,7 et les projets de propositions démontrent qu’une convention pourrait exiger la publication de rapports pays par pays dans le monde entier et également mettre en place le Centre de suivi des droits fiscaux proposé par le panel FACTI. 

Nous exhortons les dirigeants du G20 à soutenir les appels mondiaux en faveur d’un nouveau rôle inclusif de l’ONU en matière de droits fiscaux et à transférer le mandat de rapports pays par pays à l’ONU, où la demande de transparence fiscale formulée par le G20 en 2013 pourra enfin être pleinement réalisée.  

Le G20 a eu raison d’exiger la création de rapports pays par pays, en reconnaissant la nécessité et la valeur de ce bien public mondial. Le G20 a également raison de rester très préoccupé par l’ampleur et les dégâts causés par les abus fiscaux des entreprises. Mais même le pays membre de l’OCDE le plus optimiste doit reconnaître que l’organisation n’a pas réussi à fournir le bien public mondial que représente le rapport pays par pays, ni à offrir un forum pour l’établissement de règles fiscales qui soit inclusif ou efficace.  

Nous demandons maintenant au G20 d’inscrire ce bien public mondial dans le cadre de la démocratie à l’ONU, en soutenant les résolutions du G77 et du Groupe africain, en demandant au comité fiscal de l’ONU d’assumer la responsabilité des données des rapports pays par pays et/ou en soutenant la création du Centre de surveillance des droits fiscaux par le biais d’une convention fiscale de l’ONU, et en soutenant la création d’un organisme fiscal intergouvernemental véritablement inclusif sous les auspices de l’ONU. 

Ce n’est qu’alors que nous pourrons obtenir la transparence et la responsabilité fiscales dont les gouvernements du monde entier ont besoin de toute urgence pour mettre fin au problème du transfert de bénéfices et récupérer les centaines de milliards de recettes fiscales qu’ils perdent chaque année. 

Je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués, 

Alex Cobham
Directeur général 
Tax Justice Network 

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